Mathilde LE GUEN - Avocat
18 juillet 2023 à 10:00:00
SAISINE À TORT DE LA JURIDICTION JUDICIAIRE ET CONSERVATION DU "DÉLAI RAISONNABLE CZABAJ"
Depuis son arrêt d’assemblée du 13 juillet 2016 « Czabaj », le Conseil d’Etat ne cesse d’élargir son application aux décisions administratives qu’elles soient décisions soumises au juge de l’excès de pouvoir, ou relevant du plein contentieux (par exemple en matière fiscal : Conseil d’Etat , sect., 31 mars 2017, n° 389842).
C’est par un arrêt du 9 mars 2018, n °401386 que la Haute juridiction a encore élargi le champ d’application de sa jurisprudence en jugeant, en matière de titre exécutoire, que « sauf circonstances particulières dont se prévaudrait son destinataire, le délai raisonnable ne saurait excéder un an à compter de la date à laquelle le titre, ou à défaut, le premier acte procédant de ce titre ou un acte de poursuite a été notifié au débiteur ou porté à sa connaissance. Un débiteur qui saisit la juridiction judiciaire, alors que la juridiction administrative était compétente, conserve le bénéfice de ce délai raisonnable dès lors qu’il a introduit cette instance avant son expiration. Un nouveau délai de deux mois est décompté à partir de la notification ou de la signification du jugement par lequel la juridiction judiciaire s’est déclarée incompétente ».
Dans cette hypothèse de saisine d’une juridiction incompétente, une décision du 31 mars 2022, n° 453904 est venue préciser que la décision du juge judiciaire à prendre en compte est celle qui est rendue de manière « irrévocable ».
Dans la décision commentée du 5 juillet 2023 (465478), le Conseil d’État applique sa jurisprudence sans distinction à l’ensemble des décisions administratives.
Ainsi, il est désormais acquis que :
- En l’absence de mention des voies et délais de recours, l’intéressé dispose d’un délai raisonnable pour effectuer un recours,
- En cas de décision définitive et irrévocable de la juridiction incompétente, cela fait naître un délai de deux mois au-delà duquel il ne sera plus possible de saisir le juge administratif.
Au cas d’espèce, le requérant avait contesté le rejet par le directeur des ressources humaines de Pôle Emploi Martinique de sa candidature pour deux postes de psychologue du travail.
Cette décision n’étant pas accompagnée des voies et délais de recours, le candidat avait saisi à tort le Tribunal d’instance de Fort-de-France d’un requête tendant à l’annulation de la décision litigieuse.
Par un jugement du 29 mai 2017 la juridiction s’était logiquement déclarée incompétente au profit du Tribunal administratif de Martinique.
Dans ce contexte, le requérant avait demandé l’annulation de la décision du Directeur des ressources humaines de Pôle Emploi en assortissant sa demande d’un recours indemnitaire.
Si la juridiction avait fait droit à sa demande d’annulation, le requérant avait toutefois interjeté appel estimant que cette dernière avait omis de se prononcer sur les conclusions indemnitaires.
En cause d’appel, la Cour administrative d’appel avait, d’une part, annulé pour irrégularité le jugement, évoqué l’affaire et rejeté les conclusions indemnitaires du requérant, et d’autre part, annulé ce jugement en tant qu’il avait annulé la décision du 16 octobre 2015 et rejeté le surplus des conclusions des parties.
Saisi en cassation, le Conseil d’Etat rappelle, tout d’abord, le principe énoncé par la jurisprudence CZABAJ de 2016 (Conseil d’Etat, 13 juillet 2016, n° 387763) ayant jugé qu’un requérant dispose d’un délai raisonnable d’un an pour contester par la voie de l’excès de pouvoir une décision administrative en l’absence de mention des voies et délais de recours, sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant.
Cette jurisprudence est venue limiter les effets de l’article R. 421-5 du code de justice administrative qui dispose que : « Les délais de recours contre une décision administrative ne sont opposables qu’à la condition d’avoir été mentionnés, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la décision. »
Ainsi, comme le rappelle le Conseil d’Etat dans l’arrêt commenté « le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire, ou dont il est établi, à défaut d’une telle notification, que celui-ci a eu connaissance. En une telle hypothèse, si le non-respect de l’obligation d’informer l’intéressé sur les voies et les délais de recours, ou l’absence de preuve qu’une telle information a bien été fournie, ne permet pas que lui soient opposés les délais de recours fixés par le code de justice administrative, le destinataire de la décision ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d’un délai raisonnable. En règle générale et sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant, ce délai ne saurait, sous réserve de l’exercice de recours administratifs pour lesquels les textes prévoient des délais particuliers, excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu’il en a eu connaissance » .
Ce faisant, le Conseil d’Etat en déduit que la décision du 16 octobre 2015 n’ayant pas été assortie de la mention des voies et délais de recours, le requérant disposait d’un délai raisonnable d’un an pour saisir le juge de sa demande d’annulation.
Il ajoute que « le requérant est ensuite recevable à saisir la juridiction administrative jusqu’au terme d’un délai de deux mois à compter de la notification ou de la signification de la décision par laquelle la juridiction judiciaire s’est, de manière irrévocable, déclarée incompétente ».
Le bénéfice du « délai raisonnable » d’un an n’est donc plus conservé dans une telle hypothèse.
Ce délai de deux mois s’explique pour plusieurs raisons développées par le Rapporteur public, Thomas JANICOT, à l’occasion de l’audience relative à l’arrêt commenté.
Il s’agit du délai retenu classiquement dans l’hypothèse où le requérant aurait été amené à saisir une juridiction incompétente (Conseil d’Etat, 25 mai 1928, Reynaud, n° 93917).
En revanche, il sera applicable à la condition :
- que le juge incompétent ait été saisi d’un recours ayant le même objet (Conseil d’Etat , 7 mai 1975, n° 93179)
- que le recours ait été formé avant l’expiration du délai de recours contentieux applicable pour saisir le juge compétent (Conseil d’Etat, 13 avril, 1951, Préfet de police c/ X..., p. 187).
Le point de départ de ce délai de deux mois commencera à courir « à compter de la notification ou de la signification de la décision par laquelle la juridiction judiciaire s’est, de manière irrévocable, déclarée incompétente ».
Autrement dit, à ce stade, le requérant se retrouve dans la même situation que l’administré qui s’est vu notifier une décision administrative indiquant les voies et délais de recours.
Au cas d’espèce, la Cour administrative d’appel n’a donc pas commis d’erreur de droit en considérant qu’était tardive la saisine de la juridiction administrative « au-delà du nouveau délai qui lui était ouvert après que la juridiction judiciaire s’était, de manière irrévocable, déclarée incompétente ».
Ensuite, s’agissant des conclusions indemnitaires, l’arrêt du Conseil d’Etat rappelle qu’aux termes des dispositions de l’article R. 421-1 du code de justice administrative :
« La juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée. / Lorsque la requête tend au paiement d’une somme d’argent, elle n’est recevable qu’après l’intervention de la décision prise par l’administration sur une demande préalablement formée devant elle ».
En effet, en application de ces dispositions, celui qui, par exemple, entend mettre en cause la responsabilité administrative pour obtenir des dommages-intérêts ne peut pas saisir directement le juge de son action indemnitaire ; il doit préalablement adresser une demande exprimant ses prétentions à l’Administration dont la responsabilité est recherchée, afin que celle-ci prenne position sur cette demande.
C’est le principe de liaison du contentieux qui doit être effectuée à peine d’irrecevabilité et ce nonobstant l’absence de fin de non-recevoir soulevée en défense.
Le Conseil d’Etat avait récemment rappelé dans une décision du 27 mars 2019, n °426472, « qu’en l’absence d’une décision de l’administration rejetant une demande formée devant elle par le requérant ou pour son compte, une requête tendant au versement d’une somme d’argent est irrecevable et peut être rejetée pour ce motif même si, dans son mémoire en défense, l’administration n’a pas soutenu que cette requête était irrecevable, mais seulement que les conclusions du requérant n’étaient pas fondées ».
L’arrêt commenté reprend cette formulation et considère en l’espèce que les conclusions indemnitaires sont irrecevables faute pour le requérant d’avoir effectué une demande indemnitaire préalablement à la saisine du juge.